Le blog coruscant et capricant d'un couple de garçons en retour d'exil

dimanche 3 avril 2011

Nuoc-mâm

C'est un fait établi : je nourris de trop hautes ambitions professionnelles pour mes ouailles. Pour eux, je voulais le meilleur : un poisson d'avril d'exception. Celui de l'année dernière avait été tout pourri, je devais redorer mon blason de pauvre pécheur. Las! L'expérience a tourné au nuoc-mâm, malgré une étonnante prestation scénique de votre serviteur.

La première difficulté était de trouver un prétexte potable pour interrompre un travail lancé la séance précédente. Comme je devais leur rendre une évaluation, j'ai pris mon air le plus catastrophé, à mi-chemin entre l'exaspération et la désolation (la figure 938-b de l'actor's studio : "l'abacement"*) : leurs copies étaient tout bonnement consternantes; je n'avais jamais vu ça en quatre siècles de carrière! Si ce petit numéro passait sans susciter les soupçons des 50% d'élèves ayant eu 16 ou plus, tout le reste ne serait que roupie de sansonnet.

Devant l'étendue des dégâts, dans ma munificence, j'avais préparé pour eux un petit exercice de traduction, beaucoup plus facile que celui du devoir - l'occasion pour eux de réparer les pots cassés. Evidemment, le texte était bidon, je l'avais inventé la veille en toute hâte, avant d'aller fêter l'anniversaire d'une copine :

Voilà le scénario pédagoguique tel que je l'avais imaginé : la première phrase, facile et sensée, devait les mettre en confiance. À la deuxième, je devais entendre quelques rires étouffés, quelque chose d'encore incertain, ou alors une réaction de dégoût assez marqué. À la troisième, plus de doute : tout le monde pouffait et on passait à la suite. La collègue occupant la salle voisine était prévenue; tapie contre sa porte, elle guettait l'hilarité générale. Tout était prêt pour le four le plus complet. À côté de moi, Titoff et Patrick Bosso sont des géants du rire, honte sur moi : pour un poisson d'avril, il n'y avait pas vraiment de quoi se marée.

Ce que je n'avais pas prévu, c'est que mes latins d'eau douce rameraient autant pour traduire le texte de mon canular. Devant leur insoupçonnable aptitude à se contrefoutre des règles élémentaires de la grammaire, à choisir systématiquement le mauvais mot dans le dictionnaire ou à opter pour son sens le plus tartignole (parce qu'évidemment, je passais dans les rangs pour lorgner leurs copies), j'ai fini par leur donner des astuces, en pure perte.
Les moins courageux ont tout simplement laissé tomber, ont longuement soupiré et se sont pris la tête entre les mains en me maudissant ("Mais c'est vachement plus dur à traduire que dans le devoir!"). Ce n'était pas vraiment drôle de voir leur expression se décomposer, mais, d'une certaine façon, ils ont mordu à l'hameçon... Les plus débrouillards sont arrivés au bout du texte mais, à ma grande stupéfaction, ils ont pu écrire ce genre de choses :
(cliquez et petit poisson deviendra grand)
ou
(bon, c'est pas tout à fait ça, mais y pire, Anna)

sans se dire à aucun moment qu'il y avait anguille sous roche... J'en reste muet comme une carpe.

J'ai fini par ramasser mon filet, en pestant et en affectant un air préoccupé. Le Pseudo Facetus (non mais, rien que ce nom!), auteur de l'antiquité tardive, c'était vraiment un cadeau que je leur faisais. Et puis le De Ludibrio ("De la blague"), c'est quand même un classique! Là, je n'ai pas pu m'empêcher de rire, mais je crois que c'est passé pour une réaction hystérique. Ils ne sont plus à ça près.

J'ai repris le mot à mot avec eux. À la dernière phrase : "Ce qu'il appréciait le plus, le premier avril, c'était les petits poissons", certains ont ri, d'autres ont compris à contretemps. C'était vraiment très étrange : c'était plus du soulagement que de l'amusement, beaucoup d'excitation, une brusque retombée de nerfs (même si certains croyaient encore qu'ils seraient notés) qui ne voulait pas passer. Inutile de vous dire qu'il a été bien difficile de les remettre au (vrai) travail après ça.

Que le poisson d'avril ait bu la tasse, ce n'est pas bien grave. Il n'en pèche : voir mes alevins patauger à ce point, ça ne m'a pas du tout rassuré sur le niveau d'eau.

G.

*Marque déposée. Il faut tout le talent d'une Sandra Bullock pour rendre ce mélange d'agacement et d'abattement.

4 commentaires:

MamyS a dit…

Ouhla... Mais c'est de la blague très très subtile... J'ai seulement rendu les copies, corrigées mais la note, au crayon de papier aurait dû les interpeler.... J'ai juste mis de fausses notes: 2 au pire, 5 au mieux.... Et puis Célimène a dit: "Madame, vos m'avez oublié des points!"... "à moi aussi.... Moi aussi....".... Sur la feuille de correction, la date, soulignée deux fois les a ramenés à la réalité.....

inci a dit…

Mais c'est du poisson d'avril de luxe, que tu leur as offert là! Ils ne se rendent pas compte de la chance qu'ils ont tes élèves ^^

Guilitti a dit…

Il faut que je relise tout, je pense avoir raté au moins la moitié des jeux de mots, vu que j'ai commencé à pouffer à "il y a pire Anna".. Faut dire aussi qu'on manque d'entrainement....
Bravo, et je mets le lien chez moi, ma soeur adore le latin et ne prend pas le tps de passer tous les jours ici !!!

Guilitti a dit…

(heu non en fait, j'ai commencé à pouffer à marée)