Le blog coruscant et capricant d'un couple de garçons en retour d'exil

mardi 12 juin 2012

Fiche navet

Le mois de juin, c'est un peu, pour nous autres professeurs principaux de 3e, la grande saison des marathons. On court plus ou moins selon le degré d'évolution de nos bambins. Les mômes autonomes qui savent à peu près ce qu'ils veulent faire ou qui n'en ont pas besoin, parce que tout roule pour eux, vous rendront en temps et en heure les documents relatifs à leur orientation, dûment complétés, sans rature ni aberration (Youngfather m'assure qu'une fois il est tombé sur une demande "spicologie option chinois"). Et puis il y a les autres, ceux pour qui rien ne va de soi, ceux dont vous rencontrez les parents le vendredi soir pendant une demi-heure pour décortiquer tous les choix possibles et leur expliquer comment remplir les cases, tout ça pour vous retrouver avec une feuille qui a dû échouer entre les mains de Zézette épouse X ("ça dépend ça dépasse!")... Autant vous dire que, moi, j'ai beaucoup couru.

Vendredi 7 juin, après avoir commencé ma journée par gueuler comme un putois parce que Tutlémie n'avait toujours pas sa "fiche de dialogue avec la famille" (appellation officielle) - plus connue sous le nom de "fiche-navette" (parce que ça va et ça vient) mais que nous nommerons "fiche omnibus" parce qu'elle arrive toujours en retard - qu'elle m'avait promise la veille, l'avant veille et la semaine d'avant, et que Chouin'dead, arrivée avec dix minutes de retard ne l'avait pas non plus ("Tiens, Chouin'dead, vous ici? Vous vous souvenez de moi, je suis votre professeur de français? Mais si, la grosse buse qui essaie de rencontrer vos parents depuis Noël! on s'est vus le mois dernier!"); après avoir commencé ma journée, disais-je, de la plus délicieuse façon, j'ai donc obtenu de haute lutte la quasi-totalité des fiches avec une toute petite semaine de retard. Je ne peux quand même pas tous les adopter pour remplir leurs fichus documents! 

Le marathon ne s'arrête pas là. Vous découvrez en auscultant les voeux d'Ulnuche Lenouille et d'une de ses petites camarades qu'ils visent des établissements situés beyond the wall  (j'ai quand même le temps de regarder Game of thrones, ne nous plaignons pas) dans une autre académie, pour laquelle la période de saisie des voeux est quasiment terminée (ce n'est pas comme si je les avais prévenus quinze jours avant) et pour laquelle il faut un formulaire spécial. Et hop, un petit sprint!

Il ne vous reste plus qu'à compléter les fiches en reportant toutes les moyennes et en évaluant d'obscures capacités (combien je mets à Ulnuche pour "qualité de réalisation"? il n'a réalisé aucun de mes souhaits et je ne suis même pas bien sûr qu'il ait réalisé qu'il était doué de la parole). C'est un (très long) moment de pure désillusion... Je le savais, hein, qu'il n'étaient pas brillants. Tous les collègues me le répétaient trois fois par jour, des fois que je ne m'en sois pas aperçu par moi-même, à cause de mon incurable optimisme (et on me met combien, à moi, pour "force de déni"?). N'empêche, ça fait un drôle d'effet de les retranscrire de sa propre main, toutes ces moyennes stupéfiantes : des 5, des 6, des 7 à foison. De temps un temps, un 10 s'égare (merci Mme Lalouze) dans ce collier de perles. Vive et soudaine conscience de notre totale inutilité - puisque je vous le dis, que je suis un grand optimiste! Qu'on soit inutile, ce n'est pas bien grave. Le souci, c'est que je vois mal quel établissement de tarés va accepter de les recruter.

Mais ce n'est (presque) plus mon problème : j'ai refilé mon tas de fiches raturées au chef adjoint. Il les a examinées avec la plus grande attention. Ça a dû lui faire un drôle de choc, à lui aussi. Parce qu'entre entendre, lors du conseil trimestriel, ces geignards de profs gloser sur leur quotidienne expérience du vide (elle ne peut pas être aussi nulle que ça, cette classe!) et constater de visu l'étendue des dégâts, il y a un monde. Mais le chef est, lui aussi, un indécrottable optimiste :
"Ulnuche Lenouille... Bon qu'est-ce qu'il veut faire, lui? Ouh lala... Oh, mais il ne s'en sort pas si mal en maths : il a 9 de moyenne!
_ Regardez mieux, monsieur, lui souffle alors sa secrétaire, c'est 0,9" *
À la décharge du pauvre homme, il est difficile d'imaginer qu'on puisse à ce point toucher le fond.

On le sent un peu, hein, que moi aussi, j'ai touché le fond, là... C'est étonnant qu'avec une telle classe de champions, je n'ai pas eu plus d'inspiration pour nourrir ce blog. Mais il est fort probable que je vous recrache tout ça dans les semaines à venir! Ca-thar-sis!

Pitou G.

*Dialogue véridique saisi au vol par une collègue qui passait par là.

samedi 9 juin 2012

Gourdissonne et le pot au lait

Il faut remonter à juin 2007, alors que nous savions que nous quitterions bientôt l'Amiénie, pour trouver une fin d'année scolaire aussi désirée... Je l'accueille avec beaucoup de soulagement : la classe que je tutore - appelons-ça comme ça cette longue lutte contre le vide - jusqu'à la fin du mois est un specimen unique en son genre. Je prendrais le temps, dans de prochains billets, de revenir sur les moments forts de ma petite Cour des miracles. Ça vaudrait presque le coup de vous faire voter pour la plus belle pépite. Une collègue qui ne pourra pas assister à l'ultime conseil de classe m'a déjà fait part de ses regrets : "On n'a pas si souvent que ça l'occasion de rigoler". Youngfather a comparé le précédent à un spectacle de Pierre Palmade - au moins, je saurai dans quelle carrière me reconvertir quand on connaîtra le taux de réussite de ma classe au brevet (ça existe des pourcentages négatifs?) et que j'aurai perdu le peu de foi que je conserve en l'éducatibilité de nos ouailles...

Mais je n'ai pas l'apanage des cas désespérés. L'autre soir, c'est Pitou V. qui est tombé sur la fève des fèves lors de la correction de ses dernières copies. Quand celle de Gourdissonne Desamère est arrivée au sommet du paquet, j'ai vu mon homme blêmir. Il faut dire que Gourdissonne n'en était pas à son coup d'essai en grammaire; elle avait déjà à son actif un certain nombre d'exploits ébouriffants et pouvait s'enorgueillir de la maternité de formules qui figurent désormais dans tous les bons manuels scolaires, aussi brillantes que : "les mots variables, le singulier est au pluriel que dans les mots invariables le pluriel est au singulier" ou "l'adjectif est un verbe qu'es facilment conjugai". On devine déjà l'inclination de la demoiselle pour les délices du non sens involontaire. Pareille macédoine vous fait sérieusement douter de vos compétences pédagogiques, voire de l'intérêt même de toute réflexion sur le langage. Mais vous n'avez encore rien vu.

 "Mais bon dieu qu'elle est conne!" (si si, vraiment, même avec la plus grande bienveillance du monde, on ne peut pas dire le contraire). Pitou V. me tend alors le grand oeuvre de Gourdissonne. L'un des exercices proposés est un grand classique des joies grammaticales : deux phrases simples à transformer en une seule, grâce aux trésors de la juxtaposition, de la coordination voire - oh! pour les plus hardis - de la subordination. Pour encourager l'élève à enrichir l'expression, le sujet stipulait expressément qu'il fallait varier les tournures à chaque fois.

 
 Où l'on voit qu'il n'est pas nécessaire de parler mandarin pour ne pas se faire comprendre...

J'ai pleuré de rire une grosse dizaine de minutes, sans pouvoir me défaire, pourtant, d'une conscience aiguë du tragique. Gourdissonne a rendez-vous avec Ionesco, en attendant son classement au patrimoine mondial de l'UNESCO.

G.