Le blog coruscant et capricant d'un couple de garçons en retour d'exil

dimanche 10 avril 2011

Vivons, sortons, Hémon

Ne vous inquiétez pas : je n'ai pas été rapatrié d'urgence de Transrhénanie. J'ai juste eu un peu pitié de mon homme : j'ai préparé ce billet d'avance et l'ai programmé pour alléger sa charge de travail - le potager ne va pas se planter tout seul!

Dans le message précédent, j'ai mentionné plusieurs sorties, mais je n'ai pas grillé toutes mes cartouches - soyons honnête : je n'ai pas tant de choses que ça à raconter, alors j'économise. Je vous avais laissé de côté une petite escapade parisienne : théâtre et musée sous un ciel splendide, avec troupeau de jeunes attachés à nos basques. Pas plus tard qu'hier, j'ai eu le loisir de découvrir quelques photos de l'expédition, notamment un cliché de toute beauté où j'apparais avec la mallette jaune de premiers secours (comprendre "pleine de morceaux de sucre et de protections intimes") que je n'ai pas lâchée de la journée. Je ne soupçonnais pas qu'elle me donnait un air aussi spirituel; ce fut un choc esthétique. La honte, c'est toujours meilleur avec un peu de recul.

En fait de choc esthétique, la représentation théâtrale vaut bien la valisette jaune. Dans l'exiguïté de la salle, le nez collé sur les acteurs, nos bambins ont bien pu prendre conscience de ce qu'est vraiment le spectacle vivant : ça parle, ça bouge, ça postillonne, ça fait grincer le parquet, ça se prend les pieds dans des sacs. Je n'irais pas jusqu'à dire que ça joue, mais c'est sans doute une question de point de vue. Le mien a d'ailleurs été assez original, puisque le groupuscule d'élèves que j'encadrais a pris place sur un genre de mezzanine, tout seul, au-dessus du gros de la meute et de quelques pèlerins indépendants. Voir une pièce en plongée, ce n'est pas désagréable, à condition d'avoir un peu de recul. Quand les acteurs disparaissent de votre champ de vision toutes les cinq minutes, c'est juste un peu agaçant, surtout au début, quand on ne sait pas trop si la pièce a commencé ou non.

Parce que le début était muet, bien sûr : une actrice passe derrière un cadre suspendu et fait le coup du mime Marceau derrière une vitre, avant de se lancer dans une pantomime un brin grotesque. L'espace de quelques minutes, j'ai eu une très grosse frayeur : j'ai flairé la naserie abyssale. Vous aussi, vous avez forcément connu ces moments où vous vous demandez instamment : "Mais que fous-je ici?" puis tout aussitôt :
"Qu’est-ce de l’homme donc qui tant est estimé,
Ce n’est rien puis que rien si léger ne nous semble,
Ou si c’est quelque chose il sera bien nommé
Vapeur, fleur, torrent, songe, ombre, et rien tout ensemble?*"

Je n'aurais pas dû m'alarmer si vite : c'était de la gentille naserie. Il a suffi qu'un petit soldat s'avance sur scène pour tout arranger. Et quand Hémon est apparu, tout sanglé dans son pantalon rouge sang, avec ses belles boucles châtain, j'ai pardonné les postures pompeuses et les tirades pédantesques. En fait, tout allait mieux dès qu'on cessait d'écouter - et ça tombait plutôt bien, vu que la musique nous empêchait d'entendre.

Un petit problème d'arithmétique maintenant : que faire quand vous avez huit rôles à jouer et seulement six acteurs disponibles? Vous misez sur l'illusion théâtrale : un foulard sur les épaules transforme une princesse en reine et, toujours plus fort, un torchon sur la tête et un manche à balai feront du plus beau prince un vieux devin aveugle; il suffit de vouloir y croire.

De toutes les qualités de la pièce, la brièveté n'est pas la moindre. Avant de passer au dialogue avec son public (la partie que j'appréhendais le plus, bien évidemment), l'acteur le plus bavard a remercié l'écoute de la plupart du public. Hémon a renchéri : "Sortir au beau milieu de la pièce, on nous l'avait encore jamais fait!" Du haut de ma mezzanine d'ivoire, d'où je voyais à peine la scène et pas du tout le reste du public, j'en ai déduit qu'un des spectateurs étrangers à notre groupe n'avait pas surmonté le choc du torchon et avait mis les voiles. Je me suis senti gonflé d'orgueil à l'idée que nos ouailles avaient été exemplaires - et j'ai aussitôt pardonné à Candia et Sauvageonne leurs ricanements nerveux. À ce moment-là, j'ai entendu s'élever la grosse voix bourrue, reconnaissable entre mille, de Mehmet : "Excusez-nous encore, m'sieur!" J'aurais dû m'en douter : il n'avait pas pu résister à l'appel de la clope...
J'ai appris après coup que Mehmet avait eu envie de vomir. Avant ça, un collègue avait dû sortir avec une autre élève qui avait fait un malaise. Il a ainsi eu le bonheur d'offrir un jus d'orange à ce qui est sans doute la gamine la plus muette de France. Mais soyez rassurés: il a pu voir la fin de la pièce avec un autre groupe la semaine suivante!

Pitou G.

* Jean Auvray (1580-1630)

jeudi 7 avril 2011

Reisen et sentiments

Il y a une étrange rumeur qui court à mon sujet et qui voudrait que je travaillasse dans un collège. Que nenni! Je bosse dans une agence de voyage. Il y a quelques semaines, nous avons déjà suivi les traces des Alliés sur nos plages et, demain, nous prendrons nous aussi le chemin transrhénan pour rencontrer nos cousins Germains - cette actualité brûlante me tiendra éloigné du blog pendant une semaine entière, mais je vous laisse entre les mains de mon Pitou V. (si vous voulez qu'il publie, je compte sur vous pour lui mettre un peu la pression - même si c'est moi qui serai au pays de la bière).

À la veille du départ, je me demande un peu pourquoi diantre je me suis embarqué sur cette galère. Bérénice, notre gentille organisatrice, cherchait des accompagnateurs. J'ai appris que le riant D1kerquois serait de la partie et, Maréva Galanter des temps modernes, je me suis dit :



La perspective de passer une semaine avec des collègues sympa loin d'Haquenée m'est soudainement apparue délicieuse. Je me voyais partager mon hébergement avec le D1kerquois, dans une saine ambiance de caserne. C'était avant que je n'apprisse que, comme les mômes, les adultes seraient tous logés dans des familles différentes. Circonstance cocasse : des quatre accompagnateurs, je serai le seul à ne pas être hébergé chez une collègue francophone. Mes années d'allemand ne m'ont jamais paru aussi loin et, là, offen, je flippe carrément ma race. Des mots teutons font aléatoirement irruption dans ma conscience au beau milieu de la nuit et je me réveille en sursaut, en criant Regenschirm! ou Wiedervereinigung! vestiges de mes études secondaires. J'ai douze heures de bus pour réviser, souhaitez-moi bien de la Glück!

Pitou G.

mardi 5 avril 2011

Qu'ouïr

Ça n'aura échappé à personne : c'est le printemps. Il fait beau, les oiseaux gazouillent et s'ébaubissent dans la gueule de Calim' (qui a un faible pour les bouvreuils : ça rebondit mieux sur le sol, quand on les smashe), la végétation est en pleine croissance; même les blogs que l'on croyait avoir crevé cet hiver bourgeonnent. Les hormones aussi frétillent. Il me fallait un sujet d'écriture de saison pour mes ados en pleine parade prénuptiale : ce fut une rencontre amoureuse.

C'était un sujet très politiquement correct, sans aucune forme de discrimination, sans aucune mention de couleur, de classe sociale, de sexe ou d'âge. D'ailleurs, les mômes ne s'y sont pas trompés et ont déployé des trésors d'imagination : coup de foudre entre une jeune oie blanche et un moucheur de cierges dans un théâtre sous Louis XIV, entre un négrier et une future esclave, entre une dessinatrice râleuse et un bel inconnu provocateur... Et même si la plupart des récits étaient bien ancrés dans le quotidien (eurostar, supermarché ou soirée picole), certains ont flirté avec la science-fiction.

Deux élèves un peu plus audacieuses ont mis en scène de jeunes garçons subjugués par un homme: un violoniste (la copie classe), et un individu tout bleu au nom bizarre qu'une requête google m'a permis d'identifier comme étant ça (la copie qui a failli basculer dans le porno-soft, avec torse puissant tendant à la craquer l'étoffe de la chemise):

Pour les incultes comme moi, ce monsieur est un Espada, mais il semble difficile à pêcher dans les mers tropicales ou tempérées. Aucune info n'a filtré sur la taille de son rostre.

Et bien contre toute attente, ces deux écrivaines gay-friendly se sont fait ravir la palme du queer par Sénèque, mon "il ne le sait pas encore" préféré*. La scène de rencontre, tout ce qu'il y a de plus hétéro, est tellement académique qu'elle en devient transgressive : dans un décor de bal très Vaubyessard, vraiment too much, un jeune garçon danse en silence avec une jeune femme qui ne sera jamais nommée et qui disparaîtra sans même un au-revoir. Effectivement, mon garçon, il va falloir songer à aller regarder ailleurs...

Pitou G.

*En relisant l'article en lien, je me demande où est-ce que je suis allé pêcher que Sénèque avait mué. Ça fait plusieurs mois que le pauvre garçon nous fait vivre un enfer phonique, dont il est la première victime, à chaque fois qu'il ne peut pas faire autrement que prendre la parole. Au secours.

dimanche 3 avril 2011

Nuoc-mâm

C'est un fait établi : je nourris de trop hautes ambitions professionnelles pour mes ouailles. Pour eux, je voulais le meilleur : un poisson d'avril d'exception. Celui de l'année dernière avait été tout pourri, je devais redorer mon blason de pauvre pécheur. Las! L'expérience a tourné au nuoc-mâm, malgré une étonnante prestation scénique de votre serviteur.

La première difficulté était de trouver un prétexte potable pour interrompre un travail lancé la séance précédente. Comme je devais leur rendre une évaluation, j'ai pris mon air le plus catastrophé, à mi-chemin entre l'exaspération et la désolation (la figure 938-b de l'actor's studio : "l'abacement"*) : leurs copies étaient tout bonnement consternantes; je n'avais jamais vu ça en quatre siècles de carrière! Si ce petit numéro passait sans susciter les soupçons des 50% d'élèves ayant eu 16 ou plus, tout le reste ne serait que roupie de sansonnet.

Devant l'étendue des dégâts, dans ma munificence, j'avais préparé pour eux un petit exercice de traduction, beaucoup plus facile que celui du devoir - l'occasion pour eux de réparer les pots cassés. Evidemment, le texte était bidon, je l'avais inventé la veille en toute hâte, avant d'aller fêter l'anniversaire d'une copine :

Voilà le scénario pédagoguique tel que je l'avais imaginé : la première phrase, facile et sensée, devait les mettre en confiance. À la deuxième, je devais entendre quelques rires étouffés, quelque chose d'encore incertain, ou alors une réaction de dégoût assez marqué. À la troisième, plus de doute : tout le monde pouffait et on passait à la suite. La collègue occupant la salle voisine était prévenue; tapie contre sa porte, elle guettait l'hilarité générale. Tout était prêt pour le four le plus complet. À côté de moi, Titoff et Patrick Bosso sont des géants du rire, honte sur moi : pour un poisson d'avril, il n'y avait pas vraiment de quoi se marée.

Ce que je n'avais pas prévu, c'est que mes latins d'eau douce rameraient autant pour traduire le texte de mon canular. Devant leur insoupçonnable aptitude à se contrefoutre des règles élémentaires de la grammaire, à choisir systématiquement le mauvais mot dans le dictionnaire ou à opter pour son sens le plus tartignole (parce qu'évidemment, je passais dans les rangs pour lorgner leurs copies), j'ai fini par leur donner des astuces, en pure perte.
Les moins courageux ont tout simplement laissé tomber, ont longuement soupiré et se sont pris la tête entre les mains en me maudissant ("Mais c'est vachement plus dur à traduire que dans le devoir!"). Ce n'était pas vraiment drôle de voir leur expression se décomposer, mais, d'une certaine façon, ils ont mordu à l'hameçon... Les plus débrouillards sont arrivés au bout du texte mais, à ma grande stupéfaction, ils ont pu écrire ce genre de choses :
(cliquez et petit poisson deviendra grand)
ou
(bon, c'est pas tout à fait ça, mais y pire, Anna)

sans se dire à aucun moment qu'il y avait anguille sous roche... J'en reste muet comme une carpe.

J'ai fini par ramasser mon filet, en pestant et en affectant un air préoccupé. Le Pseudo Facetus (non mais, rien que ce nom!), auteur de l'antiquité tardive, c'était vraiment un cadeau que je leur faisais. Et puis le De Ludibrio ("De la blague"), c'est quand même un classique! Là, je n'ai pas pu m'empêcher de rire, mais je crois que c'est passé pour une réaction hystérique. Ils ne sont plus à ça près.

J'ai repris le mot à mot avec eux. À la dernière phrase : "Ce qu'il appréciait le plus, le premier avril, c'était les petits poissons", certains ont ri, d'autres ont compris à contretemps. C'était vraiment très étrange : c'était plus du soulagement que de l'amusement, beaucoup d'excitation, une brusque retombée de nerfs (même si certains croyaient encore qu'ils seraient notés) qui ne voulait pas passer. Inutile de vous dire qu'il a été bien difficile de les remettre au (vrai) travail après ça.

Que le poisson d'avril ait bu la tasse, ce n'est pas bien grave. Il n'en pèche : voir mes alevins patauger à ce point, ça ne m'a pas du tout rassuré sur le niveau d'eau.

G.

*Marque déposée. Il faut tout le talent d'une Sandra Bullock pour rendre ce mélange d'agacement et d'abattement.